À madame CARAMAN-CHIMAY de Marcel Proust

Publié le par Chantal Roussel

À Madame la Princesse Alexandre de Caraman-Chimay (extrait de quelques pages pour lui 
faire plaisir).

Je laissais les autres finir de goûter dans le bas du parc, au bord des cygnes, 
et je montais en courant dans le labyrinthe jusqu'à telle charmille où je 
m'asseyais, introuvable, adossé aux noisetiers taillés, apercevant le plant 
d'asperges, les bordures de fraisiers, le bassin où, certains jours, les chevaux 
faisaient monter l'eau en tournant, la porte blanche qui était la « fin du parc 
» en haut, et au-delà, les champs de bleuets et de coquelicots. Dans cette 
charmille, le silence était profond, le risque d'être découvert presque nul, la 
sécurité rendue plus douce par les cris éloignés qui, d'en bas, m'appelaient en 
vain, quelquefois même se rapprochaient, montaient les premiers talus, cherchant 
partout, puis s'en retournaient, n'ayant pas trouvé; alors plus aucun bruit; 
seul de temps en temps le son d'or des cloches qui au loin, par delà les 
plaines, semblait tinter derrière le ciel bleu, aurait pu m'avertir de l'heure 
qui passait; mais, surpris par sa douceur et troublé par le silence plus 
profond, vidé des derniers sons, qui le suivait, je n'étais jamais sûr du nombre 
des coups. Ce n'était pas les cloches tonnantes qu'on entendait en rentrant dans 
le village -quand on approchait de l'église qui, de près, avait repris sa taille 
haute et raide, dressant sur le bleu du soir son capuchon d'ardoise ponctué de 
corbeaux -faire voler le son en éclats sur la place « pour les biens de la terre 
». Elles n'arrivaient au bout du parc que faibles et douces et ne s'adressant 
pas à moi, mais à toute la campagne, à tous les villages, aux paysans isolés 
dans leur champ, elles ne me forçaient nullement à lever la tête, elles 
passaient près de moi, portant l'heure aux pays lointains, sans me voir, sans me 
connaître et sans me déranger.

 Et quelquefois à la maison, dans mon lit, longtemps après le dîner, les 
dernières heures de la soirée abritaient aussi ma lecture, mais cela, seulement 
les jours où j'étais arrivé aux derniers chapitres d'un livre, où il n'y avait 
plus beaucoup à lire pour arriver à la fin. Alors, risquant d'être puni si 
j'étais découvert et l'insomnie qui, le livre fini, se prolongerait peut-être 
toute la nuit, dès que mes parents étaient couchés je rallumais ma bougie; 
tandis que, dans la rue toute proche, entre la maison de l'armurier et la poste, 
baignées de silence, il y avait plein d'étoiles au ciel sombre et pourtant bleu, 
et qu'à gauche, sur la ruelle exhaussée où commençait en tournant son ascension 
surélevée, on sentait veiller, monstrueuse et noire, l'abside de l'église dont 
les sculptures la nuit ne dormaient pas, l'église villageoise et pourtant 
historique, séjour magique du Bon Dieu, de la brioche bénite, des saints 
multicolores et des dames des châteaux voisins qui, les jours de fête, faisant, 
quand elles traversaient le marché, piailler les poules et regarder les 
commères, venaient à la messe « dans leurs attelages », non sans acheter au 
retour, chez le pâtissier de la place, juste après avoir quitté l'ombre du 
porche où les fidèles en poussant la porte à tambour semaient les rubis errants 
de la nef, quelques-uns de ces gâteaux en forme de tours, protégés du soleil par 
un store, - « manqués », « Saint-Honorés » et « génoises », - dont l'odeur 
oisive et sucrée est restée mêlée pour moi aux cloches de la grand'messe et à la 
gaieté des dimanches.

Marcel PROUST, (1871-1922).

Publié dans Jadis

Commenter cet article