MON AMI L'ÉCUREUIL de Maurice Genevoix

Publié le par Chantal Roussel

MON AMI L'ECUREUIL


L'aventure que je vais vous dire m'attendait un jour à ma porte. C'est la plus simple, la plus humble peut-être, mais aussi la plus belle, je crois, de toutes les aventures qui me sont arrivées dans ma vie.

 
On était au début du printemps. Ce jour-là, comme d'habitude, j'avais poussé le portillon de mon jardin pour aller respirer l'air des pins. J'avais une compagne de promenade, la plus jeune de mes filles qui devait, en ce temps-là, avoir dix ans. Nous allions, entre les arbres aux troncs rougeâtres sur lesquels jouait le soleil d'avril. Des coups de brise poussaient dans le ciel bleu des nuages très blancs et faisaient courir sur la Loire des risées d'un bleu d'ardoise. Sylvie, ma fille, trottinant, cueillait dans l'herbe les fleurs du printemps. J'étais seul quand la chose arriva.
D'abord, dans les fougères sèches, un bruissement furtif et rapide. Je m'arrête net, songeant à une vipère : c'est la saison où elles se réveillent et se montrent tout de suite agressives. Non, j'ai beau regarder : pas de vipère...
De nouveau, les fougères tressaillent. Ah! je te vois, toi, mon gaillard!..
Il est peut-être à deux ou trois mètres, campé en chien sur son derrière, sa queue touffue dressée sur sa tête.
C'est un écureuil de l'année, un petit garçon-écureuil, espiègle, malin et gentil. Je lis tout cela dans ses prunelles, tandis qu'il me regarde ou plutôt me dévisage, la tête levée, tournée de côté, son vif œil noir fixé sur moi...
Qui cèdera ? Qui bougera le premier ? C'est lui. Tranquillement, aimablement, il fait vers moi deux petits sauts légers. Quand il touche presque mes brodequins, il se replante sur son séant, relève son museau rose et recommence à me dévisager...
A mon tour je fais un pas.
Bien entendu, je suis maladroit... Et ce que je craignais arrive : l'écureuil s'enfuit sous mes yeux... Je m'avance encore et la petite bête, la queue étalée en panache, saute sur le tronc écailleux d'un vieux pin et, comme tous les écureuils du monde, disparaît au revers de ce tronc...
 
Je me mis à tourner tout doucement, les pieds dans l'herbe, autour du vieux pin. Et l'écureuil tournait à mesure, cramponné des griffes à l'écorce, s'arrangeant pour toujours se maintenir du côté opposé au mien, mais en même temps hasardant de droite et de gauche des coups d'œil de plus en plus hardis, de plus en plus gais et malins.
Très vite, c'était devenu un jeu, un charmant jeu de cache-cache où il était plus fort que moi...
Il laissait ma main se promener sur l'écorce du pin, l'effleurer, le toucher par instant. Comment douter qu'il le fit exprès ? Il aurait pu, en un clin d'œil, s'élever très haut dans l'arbre, me fausser définitivement compagnie. Mais non. Si par hasard, dans la chaleur du jeu, il s'élevait jusqu'aux premières branches, aussitôt il redescendait, se maintenait à ma hauteur d'homme, à portée de ma main d'homme.
Je le touchais de plus en plus souvent, du bout des doigts d'abord, puis de la paume. Qui de nous deux était le plus ému ? Etait-ce moi de le toucher ainsi, comme à mon gré ? Ou lui de se laisser toucher ?
Quand enfin j'appuyai ma paume, tendrement, il s'immobilisa sous elle, me laissa le saisir, soulever vers moi son petit corps...
Peu à peu, il cessa de trembler dans ma main. Il s'était rassuré lui-même, peut-être mystérieusement averti par un courant d'ondes secrètes qui passait de mon corps dans le sien. Qui peut savoir de telles choses ?
Tout à coup, en signal d'armistice, en témoignage de confiante amitié, il a soulevé sa queue en panache, l'a déployée largement sur sa tête, aussi paisible dans ma main qu'il l'avait été tout à l'heure parmi les fougères des bois...
 
L'écureuil maintenant nous parlait. Je veux dire que par intervalles il poussait une sorte de grognement, guttural et léger : c'était comme un salut à notre adresse, accompagné d'un coup d'œil amical, la tête tournée sur le côté, un peu penchée, pour mieux nous regarder d'un œil...
Il y avait, au pied du vieux pin, un tapis de mousse ensoleillée qui paraissait nous inviter. Nous nous assîmes. Je tenais toujours l'écureuil. Une fois assis, je le lâchais, un peu anxieux de ce qu'il allait faire. Pourquoi ne pas l'avouer ? Je m'attendais encore à le voir s'éloigner, sauter dans l'herbe ou dans un pin voisin. Mais au contraire il demeura, trottinant devant nous en pleine lumière, soulevant son poil ardent qui semblait s'embraser au soleil.
Loin de s'achever, l'aventure commençait... Ma fille s'était assise sur son manteau. Il fut vite évident que ce qui l'attirait le plus, c'était ce manteau douillet, et surtout sa doublure de soie... Il ne s'éloignait plus, tapotait la souple étoffe, la caressait. En vérité, nous ne comptions plus guère pour lui. Mais comme cet oubli devenait émouvant ! Il nous prouvait que la douce petite bête nous faisait une confiance aveugle, ne redoutait plus rien de nous, une fois pour toutes. Nous faisions partie de son monde, et d'un monde qu'elle aimait, comme la mousse, les fleurs sauvages et les arbres...
Le soleil, cependant, baissait. Le froid devenait pénétrant. L'écureuil le sentait comme nous, se blottissait plus étroitement dans le creux soyeux du manteau : un creux à sa juste mesure, qu'il façonnait petit à petit avec un merveilleux instinct. Se tournant de droite et de gauche, d'un flanc sur l'autre, poussant du nez, de la hanche, de l'épaule, il avait l'air de modeler un nid. Là... C'était fait. Encore deux ou trois tapotements, il n'y a plus qu'à se lover en rond, le museau contre les pattes de derrière, à fermer doucement les paupières et, mon Dieu oui, à s'endormir...
Combien de temps sommes-nous restés, à regarder l'écureuil endormi ? Je ne le sais plus, mais longtemps. Je me rappelle qu'insensiblement le soir s'est élevé des terres. On dit que la nuit descend ; mais ce n'est pas vrai, elle monte. Elle a monté des talus, du sous-bois. J'ai vu que Sylvie frissonnait...
Il fallait songer au retour, reprendre le manteau... Avec mille précautions, j'ai soulevé l'écureuil endormi pour le déposer sur la mousse...
D'elle ou de moi, qui a entendu le premier ? Nous n'avions pas fait dix pas. Ce qui, tout de suite, a frappé nos oreilles, ça été le doux grognement de tout à l'heure, ce bruit de gorge devenu familier, mais différent, beaucoup plus fort, précipité, impérieux. C'était vraiment une injonction : "Eh! bien, eh! bien! Attendez-moi, vous deux !"... Si incroyable que cela nous parût, il fallait bien en croire nos yeux : l'écureuil courait derrière nous, non pas en trottant sur la sente et la mousse, mais en bondissant... tout en continuant à grogner, à nous semoncer vertement : " Halte-là! Halte-là! J'arrive! "...
J'étais de plus en plus remué, touché plus que je ne saurais le dire de cette tenace fidélité. Qui sait ? Peut-être sottement fier, au fond de moi, d'avoir été ainsi choisi, élu : comme si j'eusse découvert en moi un singulier pouvoir tout neuf, un don magique...
 
L'écureuil se fatiguait, à la longue. Mais il poursuivait vaillamment, ne nous lâchant pas d'une semelle. Nous suivions la sente forestière qui sinuait à travers le hallier, marchions sur l'humus, sur la mousse, sur le gazon rêche des friches. Tout cela lui était familier. Il continuait de sauter, retrouvant sous ses pattes le souple feutrage des gramens, ou la bourre des vieilles fougères mortes, ou la douceur noire du terreau. Quel interminable voyage ! Nous approchions, touchions la haie taillée, le portillon de notre enclos, entrions dans la cour sablée...
Je l'ai repris alors dans mes mains et l'ai porté vers le logis. Sylvie et moi avons appelé la vieille servante qui partageait notre vie. Nos voix emplissaient la maison :
 
- Du lait ! Des noix ! Vite ! N'importe où ! Ici même, dans le vestibule !
 
Nous n'étions pas au bout de nos surprises. On aurait pu penser, tant il se rassura vite, qu'il avait vécu sous un toit, dans une sombre maison des hommes. C'est ce que je crus un moment, si absurde que cela fût : que j'étais tombé, en plein bois, sur une bête apprivoisée, un petit écureuil savant. Mais il était sauvage, sauvage : une bête domestiquée eût été beaucoup moins farouche.
C'est en écureuil libre que se conduisait celui-là, jusque dans son sans-gêne, son aisance, sa façon d'être chez lui...
Assis, bien installé, la queue en parasol, il grignotait à toute vitesse : la noix fondait en un clin d'œil. Mais que de projections, quel gaspillage, en apparence du moins ! Les miettes volaient de tous côtés, il ne voulait que la chair blanche, le reste était... postillonné, allègrement, vigoureusement. Il était très mal élevé. Il mangeait, pourquoi ne pas le dire ? Comme un charmant petit cochon. Et il buvait exactement de même...
Cependant, nous délibérions...
Que faire ? Sinon le rapporter là-bas, le rendre, et dès ce soir même, au bois de pins qui nous l'avait donné ?
Je l'y ai rapporté, en effet, seul, dans le soir brun, déjà nocturne...
Je n'avais plus besoin de le tenir. Il allait et venait sur mon corps comme il l'aurait fait sur un arbre, tantôt juché contre mon cou, tantôt glissant vers ma poitrine.
Soudain, dans une demi-culbute, il plongea l'une de ses pattes dans la poche intérieure de ma veste. Heureuse trouvaille ! L'instant d'après, il s'y était coulé tout entier, d'un mouvement vif, rampant, extraordinairement souple et sûr. Il fut tout de suite au fond de la poche, s'y agita quelques secondes encore. C'était clair : il bataillait contre des objets encombrants, mon stylographe, mes lunettes ; il préparait son nid, exactement comme au creux du manteau. Enfin vainqueur, il se lova, se mit en boule et, instantanément, s'endormit.
Lorsque nous atteignîmes les pins, je dus l'éveiller, non sans peine. Il me fallut fouiller ma poche, le repêcher au fond, tout amolli et chaud de sommeil. Il se secoua, aussi vite présent et alerte qu'il avait perdu conscience :
 
- Eh! bien, tu vois, nous sommes arrivés.
 
Il le savait aussi bien que moi. Sans plus rien dire, je m'appuyai à un tronc vigoureux, sans doute celui de l'arbre même au pied duquel nous avions joué. Je posai l'écureuil contre l'écorce rugueuse. Je ne le voyais presque plus. L'ayant lâché, il s'y agrippa. Et j'attendis, assuré désormais d'être aussi patient qu'il faudrait, autant qu'un animal des bois, autant que lui.
C'est là sans doute, dans la solitude et la transparence de la nuit, que l'aventure prit pour moi tout son sens. Je ne mesurais plus le temps. Je sentais seulement que l'écureuil trottait dans l'ombre, tantôt sur l'arbre, tantôt sur moi, nous confondant vraiment l'un l'autre, nous unissant ensemble à la pureté du bois, de la lande, à la lueur des premières étoiles, au silence.
Je me suis détaché du vieux pin, très doucement. Je me suis éloigné sans fuir, m'enfonçant insensiblement, enfin disparaissant dans l'ombre, avec le sentiment que pour lui rien n'était changé. Car pour moi, je l'ai su depuis, beaucoup de choses devaient l'être à partir de cette journée-là.
 
L'histoire est vraie. J'ai essayé de vous la dire telle qu'elle est réellement arrivée. C'est ainsi qu'elle est la plus belle...
Le lendemain, sans le dire à personne, je suis revenu sous les pins. J'avais empli mes poches de noix. Je me plaisais à imaginer que j'allais revoir l'écureuil, qu'il reviendrait à mon appel, ce jour-là et les jours suivants ; et qu'ainsi j'aurais dans les bois un petit ami sauvage, familier et fidèle, que je retrouverais à mon gré, avec lequel je partagerais des noix, mais aussi de très beaux secrets.
J'ai scruté avidement les branches. J'ai appelé longtemps, en imitant à fond de gorge (j'étais tout seul, je n'avais pas peur de paraître ridicule) le doux grognement que je n'avais pas oublié. Mais les branches n'ont pas frémi ; nul écho ne m'a répondu. Tout ce qu'il avait à me dire, l'écureuil me l'avait déjà dit.
 
Maurice Genevoix, 1890-1980.
Extrait de "Les routes de l'aventure", éd. Presses de la Cité.
 
Citation de Joseph Kessel : " . . . Maurice Genevoix est le poète des harmonies naturelles . . . "

Publié dans Contemporain

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